Mot de Rodney Saint-Éloi, président d’honneur
« Enfant, à Port-au-Prince, je communiquais mes émotions en
créole, la seule langue que je connaissais. Une fois admis à l’école,
j’étais désorienté. Quand j’essayais de parler avec mes mots et mes
images, l’instructeur me demandait de m’exprimer, c’est-à-dire de
parler en français. On m’avait ainsi déraciné. On m’avait coupé de
moi-même. De ma famille. De ma langue. De mon histoire. De mon peuple.
Nous nous enracinons toujours dans une langue, dans un territoire. La
langue et le territoire constituent nos lieux de mémoire. Notre
richesse. Notre identité. Notre patrimoine.
Je salue ces terres,
ces langues et ces imaginaires qui fondent l’essentiel de ce que nous
sommes. Nous avons besoin de chanter, de danser, de parler et d’écouter
toutes les voix, d’être à ce rendez-vous du donner et du recevoir pour
questionner ce qui est VIVANT.
Que sommes-nous quand disparaissent nos langues et territoires?
En cette Année internationale des langues autochtones, moi-même et le
festival Innucadie, nous avons la certitude que nous perdrons le sens
de l’intelligence humaine chaque fois que se restreint le chant des
langues. Quand un territoire disparait, l’humanité perd une partie
d’elle-même.
Je vous invite à entrer de plain-pied dans le
Nutshimit, et vous promener à l’intérieur des terres, faire résonner le
cercle de la parole, avec toutes les langues du monde. »
-Rodney Saint-Éloi
Présentation de la thématique
Depuis le 19ème siècle, Natashquan a été un lieu de convivance pour les peuples acadien et innu, un lieu où un certain partage culturel a donné naissance à des similarités encore présentes aujourd’hui. Parmi elles, la tradition orale et en particulier, l’importance du conte et de la légende dans la transmission de l’héritage culturel a pu servir de pierre afin de bâtir un pont annuel entre ces peuples voisins : le Festival de l’Innucadie.
En cette 14ème édition qui se déroule lors de l’« Année internationale des langues autochtones », le Festival prend une tournure toute spéciale qui vise à répondre à l’appel des Nations Unies. En effet, l’innu-aimun étant l’une des deux langues par lesquelles les traditions orales viennent à l’expression vivante lors du Festival, il était impossible de rester sourd au message. L’heure est à la célébration et à la promotion de la langue innue, à la reconnaissance de cette langue comme d’un puissant et essentiel moyen d’affirmation de soi. C’est en alliant cette visée à l’idée fondamentale du Festival, celle d’une ouverture culturelle à l’Autre, que la thématique « Langues et enracinement » a été adoptée : elle servira de moyen pour la mise en valeur de l’innu-aimun aux côtés des autres langues qui convergeront en Innucadie le temps du Festival.
Langues au pluriel, car comment mieux célébrer une langue qu’en célébrant sa place et la spécificité de sa couleur au sein du partage qu’elle peut et doit entretenir avec les autres langues? Comment mieux reconnaître l’intégrité d’une langue qu’en affirmant sa valeur lors d’un dialogue avec les autres?
Enracinement, car l’ouverture aux langues est une ouverture aux racines, autant celles des peuples que des individus. Le partage entre les langues est une opportunité d’enracinement mutuel des cultures et de création de nouvelles amitiés durables. Plus large encore que l’héritage culturel simplement transmis, l’usage actif et vivant de la langue constitue le véritable vecteur de l’enracinement des individus et des nations. La langue, donc, comme voie d’accès actif à sa propre tradition, autant que comme voie d’ouverture à l’autre. La langue comme moyen de remonter à nos racines, de s’enraciner ensemble De se reconnaître et de nous reconnaître. Comment mieux se conserver et exprimer sa fierté qu’en se liant à l’autre?
Le Festival de l’Innucadie se transformera ainsi cette année en un lieu de rassemblement où l’on s’ouvrira aux cultures par le moyen de la célébration des langues, de leur richesse respective et de celle de leur diversité. Et pour que l’ouverture soit plus vaste que jamais, l’innu-aimun et le français (macacain et québécois), côtoieront les langues autochtones et non-autochtones parlées par nos invités venant de partout dans le monde, comme le mandingue, le diola et le wolof (Sénégal). L’année internationale des langues autochtones sera ainsi célébrée par une ouverture à l’international.
Le travail de la langue, c’est-à-dire l’expression de soi, de son héritage et de sa fierté par la langue, seront des objectif que partageront également les participants du Camp de la relève innue, événement hébergé en collaboration avec le Festival en vue d’offrir aux jeunes Innu.e.s la chance de se développer artistiquement, en marge autant qu’au rythme des célébrations. Cet événement, inédit jusqu’à ce jour, offrira une série d’ateliers littéraires, animés par Naomi Fontaine, arrimés à des ateliers de transmission culturelle qui permettront aux jeunes de nourrir leur inspiration en puisant à même leur riche héritage culturel.
En ce contexte, le président d’honneur tout désigné était M. Rodney Saint-Éloi. Écrivain, poète et éditeur, il a été nommé Compagnon de l’Ordre des Arts et des Lettres du Québec pour l’année 2019. C’est qu’il n’a cessé, depuis son arrivée au Québec, de jouer ce rôle d’ambassadeur culturel. En effet, autant par sa propre écriture que par son travail d’édition et de diffusion des œuvres des différentes cultures, M. Saint-Éloi rassemble et accompagne depuis longtemps les altérités culturelles présentes au Québec. Des premiers ponts bâtis entre les cultures haïtienne et québecoise jusqu’aux ponts bâtis vers la culture innue, sa maison d’édition Mémoire d’encrier sert de véritable phare pour éclairer et faire briller la diversité; pour faire porter la voix des cultures qui nourrissent le Québec de différences fécondes et les faire entrer dans un dialogue authentique.